­­Galerie Joyce Yahouda Gallery 

 

Germaine Koh :  Ouvert / Open

Commissaire : Pascale Beaudet

Du 19 au 28 février 2004, Espace 427   Vernissage : le jeudi 19 février de 16h à 19h

 

Montréal, le 3 février 2004

 

« C’est ouvert… Entrez! », dit-on quand quelqu’un frappe à la porte. Et on se lève pour lui souhaiter la bienvenue. « Ouvert le samedi », clame le titre d’une émission à la première chaîne de Radio-Canada. Ainsi définit-on les règles de l’accueil. Germaine Koh semble ici reproduire tautologiquement les conventions qui règnent dans notre société. Son kiosque sera ouvert pendant les heures d’ouverture normales d’une galerie d’art. Ce qu’elle offrira aux gens qui visitent la galerie Joyce Yahouda, n’est pas qu’un simple mimétisme des codes qui régissent l’hospitalité ou le commerce. D’ailleurs, cette galerie est non seulement un lieu où l’art s’expose et se transige, mais où on assiste également à des échappés vers un autre type d’art.

 

C’est en fait à un renversement des habitudes et des comportements auxquels nous sommes conviés. L’artiste invite les visiteurs à venir dialoguer avec elle dans un édicule conçu pour deux personnes. Rien de plus banal, dira-t-on. Mais justement, où se situe la banalité? Dans le fait de converser? C’est dans le déplacement que se trouve « l’indice de trébuchage ». On ne va pas dans une galerie ou un centre d’artistes pour faire la conversation, bien que d’autres exemples se soient déjà manifestés, avec des intentions plus ou moins différentes : Valérie Lamontagne et son Bunny Advice, à tendance ironico-psychologique[i] ; Devora Neumark avec L’art de la conversation, en version plus conviviale[ii] ; l’artiste française Olga Boldyreff, qui « pratique l’art de la conversation comme l’un des beaux-arts avec des anonymes et des professionnels de l’art » ; les discussions de Sylvie Cotton pour le Théorème des Sylvie[iii] ; les repas informels de Diane Borsato ; ainsi que bien d’autres.

 

La visite d’une galerie, si elle a lieu pendant un vernissage, entraîne des conversations, qui vont alors primer sur l’observation des œuvres. Toutefois, cet échange verbal sera sans direction prédéterminée, dans le sens où l’artiste et les visiteurs ne cherchent pas à faire une conférence. Elle se déroulera de gré à gré, sans attente. Quelles seront les réactions des visiteurs de Germaine Koh ? La question se pose. En effet, la personne qui entrera dans la pièce ne s’attendra probablement pas à être associée à l’« exposition ». La conversation, qui a d’habitude un rang accessoire, prendra soudain la première place.

 

Et se posera la question : « Une conversation, est-ce que c’est de l’art ? ». Question pertinente, et pourtant, le modernisme en a vu d’autres. Depuis les performances de Joseph Beuys avec un coyote vivant ou les conserves de « Merda d’artista » de Piero Manzoni, L’Exposition du Vide d’Yves Klein, les happenings de Fluxus… Nicolas Bourriaud, dans son livre Formes de vie. L’art moderne et l’invention de soi[iv], décrit la transformation du travail des artistes depuis la mise en place de l’organisation scientifique du travail, soit aussi depuis le début du modernisme en art. Il prétend notamment que la logique de création s’est détournée de la production d’objets pour envahir la vie de l’artiste. L’impératif de l’artiste, selon Bourriaud, serait maintenant : « invente-toi, produis-toi toi-même », le dandy et l’alchimiste étant les deux modèles qui l’ont façonné. L’accent est porté sur l’ici et le maintenant de l’exposition-événement ; le temps est devenu l’élément clé pour saisir l’intention de l’artiste. Cela s’applique particulièrement à Germaine Koh. Dans son cas, la banalité du quotidien est pointée du doigt, quasi magnifiée par le déplacement de lieu.

 

Toutefois, si Bourriaud dessine l’évolution de l’artiste selon une linéarité elle-même très moderniste, il me semble que les artistes qui se situent dans le courant de l’« esthétique relationnelle » sont en train de développer un nouvel attachement au récit qui était plus ou moins honni par le modernisme. Ce récit peut prendre la forme du dialogue, avec ou sans prétexte – je pense à Ouvert mais aussi à Se refaire un salut, de Martin Dufrasne[v], où celui-ci proposait un échange d’objets au visiteur, les siens propres étant exposés dans la galerie, ce qui entraînait des discussions sur le moment de l’acquisition des objets échangés, donc l’apparition de fragments d’autobiographies. Une dématérialisation aussi extrême de l’œuvre ne peut que provoquer une surenchère par ailleurs, c’est-à-dire une accumulation de mots qui ne sont pas destinés à être écrits mais dont l’impact se fixera dans l’imaginaire et la mémoire. Ce nouveau support se prête à toutes les déformations et reconfigurations possibles. Les différentes traces qui en émergeront seront donc hautement personnelles.

 

Le kiosque de Germaine Koh est aussi un rappel de d’autres réalités : fait de carton, il évoque les cabanes enfantines, ersatz de maisons ; il est aussi, par sa petitesse, une coquille d’intimité et, par extension, un cabinet de psychologue ou un confessionnal. Mais qui sera la personne confessée, l’artiste ou la personne qu’elle reçoit ? Rien n’est fixé d’avance.

 

Dans l’esprit de Germaine Koh, il n’y a pas de hiérarchie entre l’artiste et les visiteurs, ce qui frappe dans un milieu où les égos sont parfois très actifs. L’exposition ou l’événement sont donc placés dans un contexte d’échange, pas tant démocratique (comme on voudrait que l’art le soit pour mieux justifier son existence, comme s’il en avait besoin) que convivial. Koh lance ses projets et les laisse évoluer avec les gens qui viennent y participer, sans volonté de contrôle, avec l’espoir qu’il en émerge du sens et même des événements.

 

Dans le même esprit évolutif, les projets de l’artiste sont souvent « in progress », ils se poursuivent sur plusieurs années, à l’image du déroulement de la vie ; ainsi Knitwork, une couverture de laine « interminable » que l’artiste tricote avec la laine de chandails récupérés, se déroule épisodiquement depuis 1992 ; il y a aussi les annonces classées que Koh publie dans des journaux depuis 1995, qui, au lieu de proposer un objet à la vente, sont en fait de brefs extraits de son journal, mais dont on ne peut identifier l’auteure, à moins d’être au courant de sa participation à un événement.

 

D’autres expositions de Koh recourent à l’échange verbal ou écrit et certaines à l’interaction avec le visiteur. Au printemps 2003, elle était à Western Front, à Vancouver, avec Spot Radio, une station émettrice pirate où des invités de l’artiste avaient des conversations avec des passants dans un lieu public. Pour Koh, l’important n’était pas qu’elle ait elle-même les conversations avec les gens mais qu’elles aient lieu par l’intermédiaire du dispositif qu’elle avait conçu, moyen de communication léger et pratique qui s’insère dans une valise. C’est le processus mis en branle, le dialogue entre les êtres qui importait.

 

Forum, l’œuvre réalisée pour la Biennale de Montréal de 2000, se présentait sous la forme de gradins rudimentaires faits de livres empilés. Condensant l’activité silencieuse de la lecture et la discussion de groupe, Forum symbolisait l’échange mais aussi l’affrontement des joutes verbales publiques et le pouvoir de la parole. Souvent utilisé comme point de départ des visites guidées, il est devenu un embrayeur de discussion, soit le démarrage de quelque chose d’autre que l’œuvre initiale.

 

Le côté féminin d’Ouvert se manifeste dans l’interaction individuelle. Le féminisme de Germaine Koh ne s’extériorise pas systématiquement dans toutes ses œuvres ; il en est plutôt une partie intégrante qui se révèle à l’occasion. Ainsi, Knitwork reprend une activité traditionnellement féminine et la déplace dans un lieu d’exposition. Traditionnellement, la conversation est aussi associée à la féminité (mais liée au bavardage, ce qui la connote négativement). La volonté de faire émerger dans le champ artistique des pratiques féminines est typiquement féministe et se pratique depuis les années 70. Les femmes artistes auraient amené en galerie l’objet une fois terminé (pensons à Joyce Wieland ou à Judy Chicago, par exemple) ; la façon de faire de Koh actualise ces pratiques et les renouvelle.

 

Dans Prayers[vi], de mystérieux et poétiques signaux de fumée étaient émis selon le code Morse ; la machine productrice de signaux était reliée aux claviers des ordinateurs de l’institution qui abritait l’exposition. Les mots que nous prononcerons dans ces conversations se perdront dans l’air mais une trace s’imprimera dans les mémoires… En art, on ne crée pas seulement des objets, on entame des processus qui mèneront… où ?

 

À suivre…

 

Pascale Beaudet, commissaire de l’exposition

 

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[i] Présenté entre autres à Oboro (Montréal) et à Plein sud (Longueuil).

[ii] Présenté à la maison de la culture Frontenac (Montréal).

[iii] Présenté au Centre des arts actuels Skol (Montréal) en mars-avril 2001.

[iv] Nicolas Bourriaud, Formes de vie. L’art moderne et l’invention de soi, Paris, Denoël, 1999.

[v] Présenté au Centre des arts actuels Skol (Montréal) en février-mars 2001.

[vi] Présenté d’abord à la Galerie d'art d'Ottawa en 1999. Depuis, il a été présenté aussi à plusieurs endroits : Contemporary Art Gallery (Vancouver, 2001); Plug In ICA (Winnipeg, 2001-02); MUCA Roma (Mexico, 2002); The Power Plant (Toronto, 2002); Bloomberg SPACE (London, 2003); Bellevue Museum of Art (Seattle, 2003); Seoul Museum of Art (2003).